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THIERRY ZIMMERMAN
Vers une économie des eaux par bassin versant
Historiquement,
c'est la protection contre les crues qui a, dès le XVIe
siècle, motivé l'intervention humaine sur les cours d’eau en Suisse. Le
XVIIe siècle a ensuite vu les premiers aménagements
facilitant l'exploitation des voies fluviales sous la forme de canaux
navigables, et le XVIIIe siècle les premières grandes
corrections de cours d'eau. Ces activités ont pris de plus en plus
d'ampleur au cours du XIXe siècle et les premières
installations hydroélectriques ont vu le jour au tournant du XXe
siècle. Finalement, après l'apogée des projets hydro-électriques, entre
la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années soixante, on
a remis en cause cette vision strictement utilitaire de l'eau, avec en
particulier des programmes de lutte contre la pollution des eaux. On se
trouve aujourd’hui à l’orée d’une nouvelle ère de gestion des eaux. En
d'autre termes, nous vivons actuellement une période dans laquelle on
cherche à mieux comprendre les mécanismes du cycle de l'eau après
l’avoir successivement combattu, exploité et soigné. Le domaine de
l’économie des eaux est extrêmement vaste et ne peut pas être abordé de
manière linéaire.
Le document que nous
propose Thierry Zimmerman aborde toutes les facettes de ce domaine
économique et non pas seulement dans le domaine théorique mais également
dans celui des réalisations. La brochure est divisée en trois grands
chapitres dont nous diffusons ici quelques extraits. Elle commence par
une présentation historique, suivie de quelques notions scientifiques
utiles à la compréhension du sujet, dont nous retiendrons ici que la
notion du bassin versant. Le troisième chapitre est dédié aux entretiens
avec des professionnels de la gestion des eaux : Jacques Bonvin, chef
d’un bureau d’études et Professeur à l’École d’ingénieur d’Yverdon ; le
Dr Bruno Schaedler, le Dr Martin Pfaundler de l’Office fédéral de
l’environnement ; le Dr Daniel Urfer, responsable du secteur « Eaux » de
l’Office de l’eau et de la protection de la nature du canton du Jura ;
le Dr Martin Jaeggi, spécialiste de l’aménagement de cours d’eau. Le
chapitre suivant concerne la présentation de quelques éléments
législatifs relatifs à l’économie des eaux en Suisse et à l’étranger, en
particulier le projet de loi cadre sur la gestion des eaux actuellement
en consultation dans le canton du Jura. Ce canton fait en effet office
de pionnier en étudiant une législation cantonale pour une gestion des
eaux par bassin versant. Le dernier chapitre est composé de brèves
présentations de quelques exemples de projets de gestion intégrée,
passés, présents et futurs.
Débordement de l'Aar à Berne en
été 2005, provoquant des dégâts considérables
Le bassin versant
représente, en principe, l'unité géographique sur laquelle se base
l'analyse du cycle hydrologique et ses effets. C’est une surface
élémentaire hydrologiquement close, c'est-à-dire qu'aucun écoulement n'y
pénètre de l'extérieur et que tous les excédents de précipitations
s'évaporent ou s'écoulent par une seule section à l'exutoire. Le bassin
versant d'un cours d'eau, est donc défini comme la totalité de la
surface topographique drainée par ce cours d'eau et ses affluents. Il
est entièrement caractérisé par son exutoire, à partir duquel nous
pouvons tracer le point de départ et d'arrivée de la ligne de partage
des eaux qui le délimite.
Le Dr
Bruno Schaedler, directeur de l’aujourd’hui défunte Division économie
des eaux de l’Office fédéral de l’eau et de la géologie (OFEG), défend
depuis de nombreuses années déjà l’idée d’une approche intégrée de la
gestion de l’eau en Suisse. Nous nous sommes entretenus le 18 décembre
2003 à Ittigen.
(Extraits)
Pouvez-vous en quelques mots nous présenter l’OFEG et les tâches qui lui
sont confiées ?
L’OFEG est rattaché au
Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la
communication (DETEC). Il a vu le jour relativement récemment, au début
2000, lorsque le Service hydrologique et géologique national a été
rattaché à l’ancien Office fédéral de l’économie des eaux. En ce qui
concerne nos tâches, elles sont très diverses. Il y a d’une part la
protection contre les crues, mais aussi les domaines de l’utilisation
des eaux, de la navigation sur le Rhin et de la sécurité pour les
ouvrages d’accumulation (les barrages). Nous nous occupons également du
monitoring sur le plan national et des données hydrologiques, de surface
et souterraines, en quantité et en qualité.
Pour en revenir à la
gestion des eaux, qu’en est-il de la gestion intégrale par bassin
versant, en Suisse et en Europe ?
Cette notion de gestion par
bassin versant a été beaucoup stimulée par la France qui a organisé
depuis longtemps l’administration par bassin versant. C’est aussi un
sujet au centre des discussions pour les directives européennes
concernant la gestion de l’eau. En Suisse pendant longtemps, les cantons
n’ont considéré que ce qui se passait sur leur territoire. Mais depuis
le début des années quatre-vingt-dix, suite à la série de catastrophes
que j’évoquais précédemment, cette notion de gestion intégrale a
vraiment fait son chemin et elle est maintenant au coeur de toutes les
discussions.
Auriez-vous un exemple d’aménagement intégral “stimulé” par les
inondations des années 1980-1990 à nous donner ?
Je peux vous citer
l’aménagement de la plaine de la Reuss, à l’endroit où elle se jette
dans le lac des Quatre-Cantons. En 1987, toute cette plaine a été
inondée et il y a eu plus d’un milliard de francs de dégâts. Cette
inondation a clairement montré que la capacité d’évacuation des eaux
était insuffisante, et un plan de développement intégral a été mis en
place. La première étape a été d’élargir un peu la Reuss et de renforcer
ses digues. Ces mesures n’étant pas suffisantes, on utilise l’autoroute
qui longe la Reuss comme déversoir. Il y a donc un système d’alerte qui,
en cas de forte crue du fleuve, provoque la fermeture de l’autoroute à
la circulation pour son utilisation comme canal. Si cela ne suffit pas,
il y a une deuxième ligne de défense parallèle à la Reuss. La région
entre l’autoroute et cette deuxième ligne de défense et relativement peu
construite.
L’OFEG
soutient-il aujourd’hui des projets de ce type ?
Bien sûr, nous en soutenons
plusieurs. Par exemple, l’aménagement de la Thur. Il y a eu en 1978 et
1987 des grandes crues dans cette région, et il a fallu refaire toutes
les protections. Suite aux pressions de la part d’associations telles
que le WWF, les différents cantons concernés, Appenzell, Saint-Gall,
Thurgovie et Zurich, se sont réunis et ont abouti à un concept pour
l’aménagement de tout le bassin. Ce projet est actuellement en cours de
réalisation. Autre exemple d’une collaboration entre les cantons, le
projet de revitalisation de la Birse, qui prend sa source dans le Jura
et qui s’étend jusque dans la région bâloise. Ce plan de développement
intégral regroupe les cantons de Bâle, de Berne, du Jura et de Soleure.
Je peux aussi évoquer la revitalisation de la Linth entre le Wallensee
et le Lac de Zurich. Cette région a presque été inondée en 2000, et ce
sont les cantons de Glaris, Saint-Gall, Schwyz et Zurich, avec le
soutien de la Confédération, qui ont défini un concept de protection
contre les crues. Le début des travaux est prévu pour 2005. Cette liste
n’est pas exhaustive. Je mentionne ces exemples car ils mettent en
exergue la nécessité d’une collaboration intercantonale. Les cours d’eau
sont en effet rarement, si ce n’est jamais, situés sur le territoire
d’un seul canton. Ils marquent même souvent la frontière entre deux
cantons.
Combien
de temps faut-il en général pour faire aboutir de tels projets ?
Longtemps ! Dans le cas de
la Thur une quinzaine d’années environ, car il s’agit de revitalisation
du fleuve sur presque toute sa longueur. Il arrive fréquemment qu’une
rive de la Thur se trouve sur un canton et que l’autre soit sur un autre
canton, ce qui montre bien la nécessité d’une approche intercantonale
pour traiter ce genre d’aménagements. Christian Goeldi, un ingénieur du
canton de Zurich, s’est battu pour réunir tous les cantons autour de
cette idée.
La
Confédération a réorganisé ses services chargés de la gestion des eaux.
Pour examiner l’évolution qui s’est produite, nous avons pu rencontrer
le 15 février le Dr Martin Pfaundler, auquel s’est joint en fin
d’entretien son collègue le Dr Aschwanden. (Extraits)
L’idée de
gestion intégrée par bassin versant fait donc son chemin en Suisse. Au
niveau de la Confédération, qu’avez-vous prévu ?
Il n’y a pas de législation
sur le métier, en revanche il y a une volonté d’évoluer conceptuellement
et véritablement vers une gestion intégrée par bassin versant. De ce
point de vue il y aura peut-être dans dix ans une loi au niveau fédéral.
Je n’en sais rien, c’est une possibilité. Dans l’intervalle nous
souhaitons fournir des outils, une méthode. Que ce soit imposé par la
loi peu importe, ce qui compte c’est que l’on ne doive pas tout
reprendre à zéro pour chaque projet.
à cet égard il faut citer
une initiative des cantons, de l’EAWAG et de l’OFEV sous la forme d’un
projet « Wasser Agenda 21 ». Ce projet se penche sur des questions
telles que : quels sont les défis pour la gestion ? Comment évoluer ?
Par ailleurs, nous avons aussi lancé cette année des mandats dans des
bureaux d’études afin d’analyser le système. En d’autres termes, il
s’agit de faire le point afin de vraiment décrire la manière de
fonctionner en Suisse. Quels sont les acteurs ? Quelles sont les
institutions ? Comment interagissent-elles ? Quels sont les outils et
quels sont les flux financiers ?
Existe-t-il d’autres mandats concrets de ce type ?
Un autre volet existe et
consiste à évaluer quels sont les bons cas de gestion par bassin versant
en Suisse, car il y a des succès tels que la Birse, la troisième
correction du Rhône, les accords transfrontaliers à Genève, le
Entwicklungskonzept Alpenrhein. à
Zurich existe aussi le Massnahmenplan Zürich. Il y a d’autres exemples,
mais ce qui manque actuellement c’est l’implémentation à proprement
parler. En effet on ne dispose aujourd’hui que d’études. On peut encore
mentionner que le canton de Berne a conduit des études au travers des
Plans régionaux d’évacuation des eaux (PREE). En effet, la Loi sur la
protection des eaux stipule que les cantons doivent élaborer ces plans,
et elle exige que, s’il y a lieu, les cantons doivent se coordonner pour
le faire par bassin versant. Dans une certaine mesure, quand on nous
demande s’il existe en Suisse des dispositions comparables aux
directives cadre de l’UE, on peut répondre que nous avons les PREE.
L’échelle est évidemment différente car un PREE est de l’ordre de
grandeur de 100 à 500 kilomètres carrés, alors que les districts
hydrographiques de nos voisins représentent des milliers de kilomètres
carrés ! Autre différence, les Européens doivent faire ce travail de
coordination, qu’il y ait ou pas besoin de coordination. C’est un peu
bureaucratique, la directive cadre impose un calendrier pour que les
étapes de coordination soient faites.
Et en
Suisse ?
En Suisse, la législation
n’impose aucune action, elle stipule que si un besoin est identifié,
alors il faut traiter le problème de manière coordonnée dans un bassin
versant. C’est une approche plus pragmatique, que personnellement je
préfère.
GESORBE est un projet de
gestion intégrée des eaux de la plaine de l’Orbe. Nous avons pu nous
entretenir à deux reprises avec le Professeur Jacques Bonvin, chef du
projet GESORBE. Il nous a reçu à l’École d’ingénieurs
d’Yverdon-les-Bains où il est professeur les 9 décembre 2003 et 7 mars
2007. (Extraits)
Une étude
comme celle-ci implique de se projeter dans l’avenir pour proposer des
améliorations. Quel est l’horizon dans le cas de cette étude ?
Un des objectifs de l’étude
était d’avoir une vision à long terme (environ 50 ans), ce qui est très
ambitieux.
Où en est
le projet GESORBE aujourd’hui ?
En décembre 2003, la
première phase du projet GESORBE avait abouti à plusieurs scénarios dont
trois, totalement différents, avaient été retenus. Dans chacun de ces
scénarios, il y avait différentes mesures d’aménagements. Depuis lors,
nous avons effectué une deuxième phase d’études, dont le but était de
présenter une seule variante d’aménagements, en partant des trois
scénarios issus de la première phase. Nous avons déposé notre rapport en
juin 2006 et avons eu le feu vert de la commission consultative et de la
commission de pilotage. Le dossier est maintenant dans les mains du
Conseil d’État qui doit valider notre rapport et fixer la planification
des mesures proposées.
Quelles
ont été les étapes pour parvenir à ce résultat ?
Après une période de
consultation d’environ un an, nous avons obtenu le financement de la
deuxième phase d’études. Les crédits obtenus, sous forme d’entreprise de
correction fluviale, nous avons remis en route de 2005 à 2006 le même
groupe d’étude que lors de la première phase.
La plupart des données
techniques avaient été déterminées lors de la phase 1, mais nous avons
pris en compte les réflexions qui ont été faites pendant la période de
consultation, afin de connaître le choix politique pour l’avenir de la
plaine. Ce choix, fait sur la base des scénarios envisagés, détermine
l’affectation de chaque zone et par voie de conséquences les mesures les
plus adaptées à prendre. Sur cette base nous avons défini les degrés de
protection contre les crues pour chaque zone du périmètre d’étude. Par
exemple, le degré de protection d’une zone urbaine est différent de
celui d’une zone agricole. Finalement nous avons fait valider ces
niveaux de protection, ce qui nous a permis d’établir une carte
recensant d’une part les niveaux de protection envisagés, et d’autre
part les mesures proposées.
Le
canton du Jura a mis en consultation un projet de loi cadre sur la
gestion des eaux qui fait œuvre de pionnier en Suisse, dans la mesure où
cette législation prévoit explicitement une gestion intégrée par bassin
versant. Nous nous sommes entretenus le 16 mars 2007 à St-Ursanne avec
le Dr Daniel Urfer, responsable du secteur « Eaux » de l’Office des eaux
et de la protection de la nature du canton du Jura.
(Extraits)
L’aspect
le plus frappant de votre démarche est que vous allez faire table rase
de la législation actuelle pour mettre en place cette nouvelle
législation. Un tel changement est rare en Suisse, qu’est ce qui a rendu
cela envisageable dans ce cas ?
La première raison est
toute simple : la base légale actuelle est obsolète et il faut refaire
tous les textes légaux qui traitent de la gestion des eaux dans le
canton. Cette législation a été reprise du canton de Berne dont certains
éléments sont très anciens, par exemple il y a une loi sur la correction
des eaux dont certains éléments datent du XIXe siècle. De
même, nous n’avons pas adapté la Loi cantonale suite à la Loi fédérale
sur la protection des eaux de 1991. Étant arrivé à la conclusion qu’il
fallait tout refaire, autant le faire correctement. Aussi avons-nous mis
en consultation cette Loi cadre qui défini les grands principes.
Y a-t-il
d’autres éléments qui ont permis cette démarche ?
Un élément important est
certainement que le canton du Jura est petit, et que le secteur dont je
suis responsable traite tous les aspects relatifs à l’eau : eau potable,
épuration, eaux de surfaces, nappes souterraines, etc. Tout cela est
regroupé dans un seul office. Si l’on prend des grands cantons comme
Zurich il y a pratiquement un service par domaine que je viens de citer.
Je pense qu’il est plus difficile pour les grands cantons de regrouper
les aspects relatifs à l’eau, parce qu’il faut un plus grand effort de
coordination.
Sur quels
points avez-vous rencontré des réticences ?
La redevance cantonale des
eaux est parfois mise en cause, car elle serait perçue par le canton
auprès des distributeurs d’eau potable. L’idée de cette redevance
consiste à doubler le montant des subventions pour les infrastructures
(eau potable et eaux usées) comme pour les projets liés aux cours d'eau.
Dans le canton du Jura, nous accordons actuellement des subventions pour
environ trois millions de francs par année pour l’épuration des eaux,
les cours d’eau et l’alimentation en eau. La redevance nous permettrait
de disposer d’environ six millions par année au total.
De quel
ordre étaient les réticences sur le volet financier ?
Parmi les oppositions
préliminaires, il y avait des gens qui pensaient que l’on essayait de
boucher les trous du budget cantonal avec un impôt caché. Sachant que la
redevance envisagée est de 40 centimes par mètre cube, pour une famille
de quatre personnes consommant 200 m3, cela représente 80
francs par année. L’argument d’un impôt caché est donc peu pertinent,
d'autant plus que l'argent de la redevance alimentera le fonds cantonal
des eaux, qui est affecté à la gestion des eaux dans le canton. Il y a
aussi ceux qui, ne voulant pas d’un fonds cantonal, souhaitent garder
cette redevance pour des investissements locaux. Toutefois la structure
actuelle du canton du Jura, où il y a encore plus de quatre-vingts
communes pour soixante-dix mille habitants (soit des communes d’une
taille moyenne inférieure à mille habitants), demande une nécessaire
coordination cantonale, pour que les deniers publics soient utilisés
efficacement. Cela fait maintenant trente ans que nous avons investi
énormément dans les stations d’épuration, car il n’y avait pratiquement
rien au début des années quatre-vingts. Il nous reste un gros travail à
faire au niveau des réseaux (alimentation en eau potable et épuration).
C’est aussi un des objectifs de la Loi cadre. C’est une autre raison
pour laquelle nous proposons un fonds cantonal. Il s’agit d’être en
mesure de soutenir les communes pour faire ces aménagements.
Revenons
au problème de la coordination par bassins, où voyez-vous le principal
obstacle ?
Le principal obstacle tient
dans la forme que prendra concrètement la structure administrative
devant coordonner les activités, tout en respectant l’autonomie
communale, qui est un principe sacro-saint dans tous les cantons, et
dans le canton du Jura en particulier. Convaincre les gens sur le
principe d’une gestion intégrée est relativement aisé, mais mettre en
place une structure qui regroupe tous les utilisateurs et tous les
acteurs dans une seule organisation sera vraiment très difficile. Il
faudra faire preuve de souplesse et d’opportunisme aussi.
Comment percevez-vous
l’action de la Confédération en matière de gestion intégrée ?
Je la perçois très
positivement, si l’on prend par exemple le soutien très concret
qu’apporte la Confédération dans le cas du bassin versant de la Birse.
Certes pour l’instant, il ne s’agit que d’études mais cela va déboucher
sur quelque chose de plus substantiel. À l’heure actuelle, en ce qui
concerne les cours d’eau, le fait de suivre certaines directives ouvre
la possibilité d’un subventionnement de la Confédération. Mais il n’en
demeure pas moins que la gestion intégrée va bien au-delà des cours
d’eau !
Le mot de la fin,
optimiste malgré les obstacles qui vous attendent ?
Il est vrai qu’avec les
trois niveaux de décision que nous avons en Suisse : communes, cantons
et Confédération, chacun très ancré dans ses acquis, ce n’est pas
toujours facile d’imaginer des solutions. Mais c’est aussi ce qui sera
intéressant dans notre projet de Loi cadre par bassin versant. À titre
personnel, la motivation vient en grande partie du fait de pouvoir
lancer le Canton sur cette voie prometteuse. Je ne serais sans doute pas
aussi motivé, si je travaillais dans une administration cantonale où
tout est déjà défini et structuré.
Le Dr Martin Jaeggi a plus
de 35 ans d’expérience dans l’art de l’aménagement de cours d’eau en
Suisse et à l’étranger. Il a été impliqué dans les premiers projets de
revitalisations de rivières en Suisse. Nous avons pu nous entretenir
avec lui le 5 avril 2007 à Bienne. (Extraits)
Vous
évoquez l’évolution du monde académique depuis l’époque de vos études.
Quel est le plus grand changement selon vous ?
Il y a aujourd’hui une
rotation beaucoup plus importante des collaborateurs qu’au début de ma
carrière. Actuellement, un jeune diplômé ne pourra peut-être passer
qu’un ou deux ans sur des projets de recherche dans un laboratoire,
avant de devoir prendre la décision soit de faire une thèse, soit de
partir. Et même dans le cas où il ferait une thèse, il devra dans la
plupart des cas quitter l’institut à l’issue de celle-ci. J’ai eu la
chance de pouvoir aller en Nouvelle-Zélande, tout en gardant un poste au
sein de l’institut dans lequel je travaillais et par la suite de pouvoir
poursuivre une bonne partie de ma carrière au sein de l’EPFZ. Ceci n’est
plus possible aujourd’hui.
La crue
exceptionnelle de la Reuss, et les inondations qu’elle a provoquées, a
été à l’origine d’un changement de mentalité dans la manière
d’appréhender la gestion des crues. Comment voyez-vous ce changement ?
Il y a eu une période,
entre 1920 et aux environs de 1978, pendant laquelle on n’a pas eu de
très grosses crues en Suisse. On a ensuite eu une série d’importantes
inondations au début des années quatre-vingts. L’impact « émotionnel »
provoqué par ces événements était d’autant plus grand que la population
n’en avait jamais vécu. Il y a eu d’abord un changement d’approche des
aménagements en cherchant à redonner un aspect plus naturel aux cours
d’eau. De ce point de vue, à l’époque l’Autriche était en avance sur
nous. Un changement s’est aussi produit dans la manière de planifier et
de dimensionner les aménagements de protection contre les crues.
Auparavant on dimensionnait tous les ouvrages pour des crues
centennales, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, actuellement on
définit des niveaux de protection différents d’une zone à une autre, en
fonction de l’importance des dégâts potentiels. Notez que lors des crues
de la Reuss en 1987, certaines digues se sont rompues sous la pression
de l’eau, ce qui explique en partie l’étendue des dégâts.
Nous
avons évoqué l’évolution des mentalités, qu’en est-il des méthodes
d’études et de planification ?
Dans le cadre de
l’aménagement du delta de la Reuss, nous avions dû nous lancer un peu
dans l’inconnu, avec les moyens dont nous disposions à l’époque. De nos
jours, avec l’évolution de l’informatique, on arrive à prévoir le
comportement d’un aménagement « durable » presque aussi bien que s’il
s’agissait d’un canal en dur. On a commencé à développer les premiers
simulateurs numériques au début des années quatre-vingts et ils ont
commencé à être opérationnels vers 1985. Ces outils nous permettent
d’évaluer relativement facilement différentes configurations, ce qui
était impossible au début de ma carrière. Les outils théoriques sont
plus anciens, on en dispose depuis les années cinquante, mais il a fallu
attendre le développement des ordinateurs pour pouvoir vraiment les
exploiter.
Et
l’évolution des budgets ?
La tendance est très
claire, c'est-à-dire que dès le début des années quatre-vingt-dix, on ne
subventionnait plus les projets ne tenant pas compte de l’aspect
écologique. À noter que ces dernières années, avec l’austérité
budgétaire, les projets sont évalués plus sévèrement, afin d’éviter des
aménagements que l’on pourrait considérer comme trop luxueux.
Le mot de
la fin, optimiste quant à l’évolution des mentalités et de la réalité
sur le terrain ?
Dans l’ensemble je ne peux
que constater que cela va dans la bonne direction et suis, par
conséquent, optimiste pour l’avenir. Le tout est de rester un peu
réaliste dans ce qu’on entreprend. En matière de revitalisation en
particulier, il faut savoir distinguer entre le nécessaire et le
superflu.
Le Doubs à
Saint-Ursane
L’étude de
Thierry Zimmerman continue avec un chapitre concernant la diversité
administrative dont nous retiendrons ici que l’exemple jurassien.
Le canton du Jura procède
actuellement à une refonte complète de sa législation sur la gestion des
eaux (voir également notre entretien avec le Dr Daniel Urfer). Cette
nouvelle législation prévoit entre autres une gestion des eaux intégrée
par bassin versant. Il est par conséquent naturel que nous nous soyons
intéressés à cette démarche. Par ailleurs le cas particulier de ce
canton permet de mettre en évidence le double problème de la gestion de
l’eau : coordination de plusieurs secteurs et coordination géographique.
Du point de vue hydrographique le territoire du canton du Jura empiète
sur trois bassins versants : l’Allaine, le Doubs et la Birse. D’un point
de vue hydrogéologique, la totalité des eaux distribuées provient des
eaux souterraines, contrairement à bon nombre de cantons suisses qui ont
accès à un ou plusieurs lacs. Dans le Jura, ce sont donc principalement
des sources karstiques qui sont captées. Dans ces conditions, les eaux
sont particulièrement vulnérables aux pollutions accidentelles, ainsi
qu’aux pollutions bactériologiques. En effet, dans un réseau karstique
les eaux circulent très rapidement et rejoignent souvent les sources
sans filtration ni auto-épuration suffisantes. En l’absence de grands
« réservoirs » naturels, le canton du Jura est très sensible aux
variations saisonnières de la pluviométrie. De plus, du fait de la
nature hydrogéologique d’une grande partie de son territoire, les effets
d’une pollution ou d’un aménagement peuvent avoir de grandes
conséquences dans le bassin versant considéré. Une gestion rigoureuse et
coordonnée entre les différents secteurs, ainsi que sur l’ensemble de
chaque bassin versant, est par conséquent fortement souhaitée par les
experts. En terme d’investissements, les besoins financiers pour les
eaux du canton du Jura (sans parler des frais d’exploitation et
d’entretien de base) sont estimés à environ 17 millions de francs par
an, soit 9 millions pour l’eau potable, 6 pour l’assainissement et 2.5
pour les cours d’eau, ce qui correspond à 250 francs par habitant et par
an. Jusqu’à présent, environ 40% de ces coûts étaient supportés par la
Confédération et le Canton par le biais de subventions. Suite aux
décisions de désengagement de l’État fédéral, le Jura doit aujourd’hui
inventer un système de financement qui intègre le principe de causalité
(pollueur-payeur) et la règle de solidarité intercommunale. Vu la forte
décentralisation du canton (actuellement 83 communes pour moins de
70’000 habitants), l’administration cantonale veut jouer son rôle dans
l’incitation et la coordination des actions des collectivités publiques,
elles-mêmes souvent dépourvues de moyens à la hauteur des tâches. Le
Gouvernement veut procéder par étapes. Dans un premier temps, il s’agit
de définir dans une Loi cadre les principes et règles généraux
applicables à toutes les lois concernant le domaine de l’eau. Ensuite
des lois spécifiques seront édictées concernant la protection et
l’utilisation de l’eau, ainsi que la gestion des eaux de surface.
Le projet de Loi cadre,
tente de répondre à des questions-clé. Qui gère les eaux ? Qui en est
propriétaire ? Qu’entend-t-on par gestion des eaux ? Comment la
planifier, l’organiser, la financer ? Le ton est donné dès l’article
premier. « L’eau est un bien commun. L’approvisionnement en eau,
l’assainissement et la gestion des eaux de surface sont en mains
publiques ». Il s’agit là d’un signal politique fort et sans aucune
ambiguïté en faveur d’un équilibre entre intérêts économiques et
conditions sociales et environnementales. Un objectif, selon les
experts, que seuls les pouvoirs publics sont réellement en mesure de
garantir. Cela dit, rien n’empêchera les communes de confier certaines
tâches techniques à des entreprises privées, mais les collectivités
publiques, propriétaires des installations, resteront toujours
maîtresses de toutes les décisions, qu’il s’agisse d’exploitation de
réseaux, de politique de prix, etc. La loi cadre prévoit par ailleurs
une gestion des eaux répondant aux principes de la gestion intégrée
(tenant compte simultanément des actions de protection et d’utilisation
des eaux) et du développement durable (environnemental, économique et
social). Elle sera organisée par bassins versants (Birse, Doubs et
Allaine), car les entités communales, trop petites et trop nombreuses,
ne paraissent guère adaptées à ce type de gestion intégrée. Du point de
vue financier la Loi prévoit la création d’un fonds cantonal des eaux.
Des modèles existent déjà dans plusieurs cantons. Le Jura opte quant à
lui pour un fonds mixte, alimenté à la fois par le budget principal de
l’État et par les usagers via une redevance sur l’eau consommée. La
gestion intégrée des eaux nécessite une planification solide. Le Canton
établira un plan sectoriel des eaux qui sera intégré au plan directeur
cantonal. Ce plan sectoriel fixera des objectifs à atteindre et
définira les actions à entreprendre dans les trois domaines : eau
potable, eaux usées et cours d’eau. La mise en place d’une coordination
par bassin versant est un des points qu’il faudra traiter lors de
l’élaboration du plan sectoriel.
Exemple d'une nouvelle gestion
des eaux : l'Allaine renaturée, ici à Miécourt
Le plan régional
d’évacuation des eaux (PREE) de la Birse a été évoqué lors de certains
entretiens. Il s’agit d’un des plus ambitieux projet d’aménagement de
Suisse. Prenant sa source près de la Pierre-Pertuis, la Birse serpente
ensuite à travers les paysages du Jura bernois, du canton du Jura et des
régions de Soleure et de Bâle. Elle se jette dans le Rhin à Bâle, au
lieu-dit Birsköpfl. La Birse est le seul cours d'eau important de la
chaîne du Jura dont le tracé est exclusivement suisse. Son bassin
versant ainsi que celui de ses affluents s'étendent sur le territoire de
cinq cantons et empiètent un peu sur la France voisine. Mais La Birse et
ses affluents doivent supporter des pollutions de tout ordre et un
corset d'aménagements très dur. Il n'est pas exagéré de dire que La
Birse est l'une des rivières les plus exploitées et les plus dégradées
de Suisse. En juin 2000, la Conférence régionale des gouvernements de la
Suisse du Nord-Ouest ordonnait aux offices et services spécialisés des
cantons de mettre sur pied un groupe de travail intercantonal, dans le
but d'étudier un plan régional d'évacuation des eaux de La Birse.
L'Office de l'énergie et de la protection de l'environnement du canton
de Bâle-Campagne fut chargé d'en assurer la responsabilité générale.
Afin de coordonner les différents intervenants, deux organes spécifiques
furent créés : un comité de pilotage s'occupant des questions
stratégiques et un organe opérationnel, chargé de résoudre les problèmes
nécessitant une approche interdisciplinaire ou les questions ayant une
implication de plusieurs cantons. Par ailleurs, il est rapidement apparu
que les problèmes d'eau du bassin de la Birse devaient être étudiés de
manière intégrée, ceci pour déboucher sur une planification qui tienne
compte à la fois des besoins de protection des eaux et des besoins de
l'économie hydraulique. Depuis 2000, le travail d’étude s’est fragmenté
en trois phases. Dans la première phase, de 2001 à 2002, toutes les
informations disponibles sur l'état actuel de la Birse et de ses
affluents ont été rassemblées et introduites dans un système
d'information géographique numérisé (SIG). Ce travail a permis de faire
un premier bilan de santé des cours d’eau étudiés. La deuxième phase, en
2003, a permis de définir un concept de développement en analysant tous
les déficits dont souffrent la Birse et ses affluents, en proposant des
améliorations de leur état écologique. Finalement, une troisième phase,
de 2004 à 2005, a permis d’établir un catalogue complet des mesures à
entreprendre d’ici 2050, de calculer les coûts de chaque mesure ainsi
que de définir leur priorité. Cette étude a montré que d’ici 2050, les
mesures et tâches permanentes (essentiellement pour l’assainissement)
nécessaires au maintien des acquis en matière de qualité des eaux
représentent un coût d’environ deux milliards de francs. Elle a
également montré que le principal potentiel de développement pour la
Birse réside dans l’amélioration de l’espace et de sa morphologie. Les
mesures déclenchées par le PREE sont, avant tout, des projets de
revitalisation de cours d’eau (avec ou sans composante de protection
contre les crues) pour un montant d’environ cent millions de francs
d’ici 2050. Le coût des investissements nécessaires pour pallier les
déficits en matière d’espace et de morphologie est donc relativement
modéré, en comparaison des frais à engager pour maintenir les acquis.
Bien que le projet d’évacuation des eaux de la Birse n’en soit encore
qu’au stade d’étude et de planification, il fait office de « cas école »
en Suisse en matière de coopération intercantonale. L’équipe de projet a
fait ses preuves. Leur collaboration a été excellente. La prochaine
étape est d’établir un plan d’action pour mettre en œuvre le train de
mesures proposé. Ce plan contiendra un échéancier, un budget, une
proposition de structure d’organisation et des modalités de financement.
La Birse en aval de Délémont
Thierry
Zimmerman
est né en 1965 en Autriche. Il est citoyen suisse et américain. De
formation ingénieur ETS en électricité, orientation micro-électronique,
il a obtenu par la suite à l’EPFL un diplôme d’ingénieur en électricité,
section communications. Il a poursuivi avec succès ses études à l’EPFL,
sanctionnées par l’obtention d’un doctorat ès sciences à la faculté des
sciences et techniques de l’ingénieur. Il a travaillé comme Project
Manager dans le Service de médecine dentaire de l’Université de Genève
ainsi qu’à l’Université de Berne.
La Dranse à
Martigny
CONTENU :
68 pages A4, photos couleurs
COMMANDE :
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Mai 2006
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